Cinquante-quatre
« Mardi 27 février, nuit de mardi gras.
« Je ne croirai jamais que ce que j’ai vu pour la seconde fois était réel. Je maintiens et maintiendrai toujours que c’était un des tours de Lasher. Ce n’étaient pas les sorcières Mayfair parce qu’elles ne sont pas ici à attendre de passer la porte. Mais il se peut que ce soit un mensonge qu’il leur ait dit de leur vivant et que cela fasse partie du pacte qui lui permettrait d’obtenir leur coopération.
« Je crois que chacun d’eux est mort, soit qu’il ait cessé d’exister, soit qu’il ait atteint une forme supérieure de sagesse. Et aucun d’entre eux n’a jamais eu l’intention de participer à un plan quelconque sur cette terre. Ils auraient plutôt tout fait pour empêcher qu’il se réalise.
« C’est ce que Deborah et Julien ont voulu faire la première fois qu’ils me sont apparus. Ils m’ont parlé du plan et m’ont dit que je devais intervenir pour séduire Rowan afin qu’elle ne se laisse pas tenter par Lasher et ses tromperies. Et, à San Francisco, quand ils m’ont dit de rentrer à la maison, ils voulaient me pousser à intervenir à nouveau.
« Je suis persuadé de cela car il n’existe aucune autre explication logique. Je n’aurais jamais accepté de faire quelque chose d’aussi épouvantable que concevoir un enfant aux seules fins que ce monstre puisse devenir humain. Et si j’avais été au courant d’une pareille horreur, je serais revenu à la vie non pas avec un sentiment de mission à accomplir mais avec un sentiment de panique et une profonde révulsion à l’égard de ceux qui avaient essayé de me circonvenir.
« Non, cette vision hallucinatoire d’âmes infernales, avec leur ignoble moralité, était certainement l’œuvre de Lasher. Et dans les visions – je me demande pourquoi Aaron ne veut pas le comprendre ce sont les religieuses qui m’ont averti que c’était une ruse. Elles n’avaient rien à faire là. Et les tambours de mardi gras non plus. Ils venaient tous de mes terreurs d’enfant.
« Ce spectacle infernal s’est formé à partir de mes peurs d’enfant et c’est Lasher qui les a mélangées avec les sorcières Mayfair afin de créer un enfer dans lequel je resterais mort, noyé et désespéré. Si son plan avait fonctionné, je serais vraiment mort, bien sûr, et l’enfer aurait disparu. Alors peut-être, dans une autre vie, aurais-je trouve la véritable explication.
« Mais cela, il m’est difficile d’y réfléchir car je ne suis pas mort et, en étant tout simplement vivant et en demeurant ici. J’ai une seconde opportunité pour arrêter Lasher. Après tout, Rowan sait que je suis là et je ne peux croire que tout son amour pour moi se soit envolé. Cela ne correspond pas avec ce que mes sens me disent.
« Au contraire, non seulement elle sait que je l’attends mais elle veut que j’attende. C’est pour cette raison qu’elle m’a donné la maison. C’est sa façon à elle de me demander de rester et de continuer à croire en elle.
« Ma pire crainte est que cette créature monstrueuse lui fasse du mal maintenant qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait. A un moment ou à un autre, elle n’aura plus besoin de Rowan et voudra s’en débarrasser. Je ne peux qu’espérer que Rowan la détruira avant que ce moment n’arrive quoique, plus j’y pense, plus je me rends compte qu’elle aura du mal à le faire.
« Elle aime cette créature et ses cellules, j’en suis sûr, d’un pur point de vue scientifique, et elle les étudie. Elle étudie son organisme et la façon dont il fonctionne, se comporte dans le monde, afin de savoir s’il est ou non une version perfectionnée d’être humain et, le cas échéant, ce que signifie ce perfectionnement et comment elle pourrait l’utiliser pour la bonne cause.
« Je me demande pourquoi Aaron refuse d’admettre cette évidence. Il est très sympathique mais trop réservé. Ces gens du Talamasca ne sont qu’une bande de moines ascètes. Il veut me persuader d’aller à Londres avec lui mais c’est impossible. Je ne pourrais jamais vivre avec eux ; ils sont trop passifs et bien trop théoriques.
« De toute façon, je dois attendre Rowan ici. Après tout, elle n’est partie que depuis deux mois et cela peut lui prendre des années pour résoudre son problème. Elle n’a que trente ans, c’est jeune aujourd’hui. La connaissant comme je la connais, je suis convaincu que sa sagesse finira par l’emporter.
« Voilà ce que je pense des événements. Les sorcières Mayfair sont bel et bien mortes et le pacte n’était qu’un mensonge. Et, pendant ma noyade, j’ai vu des êtres bons qui m’ont envoyé ici dans l’espoir que je mette fin au règne du mal.
« Sont-elles fâchées contre moi ? M’en veulent-elles parce que j’ai échoué ou considèrent-elles que j’ai tout essayé, avec les seules armes que j’avais, que Rowan va revenir et que tout finira bien ? Je n’en sais rien. Mais je sais que le mal ne rôde pas dans cette maison, qu’aucune âme n’erre dans ces pièces. Au contraire, tout est merveilleusement propre et beau, exactement comme je le voulais.
« Si seulement j’avais plus d’énergie. Je me traîne. La vieille roseraie reprend vie et hier tante Viv m’a dit qu’elle avait toujours rêvé de s’occuper de roses sur ses vieux jours et que si le jardinier l’aidait un peu elle s’en chargerait. Le jardinier se souvient du temps où c’était la « vieille Mlle Belle » qui s’en occupait et il connaît les noms de toutes les espèces différentes. Tante Viv est si heureuse ici !
« Moi je préfère les fleurs plus sauvages. La semaine dernière, lorsque j’ai installé le nouveau fauteuil à bascule sous le porche de Deirdre, j’ai remarqué que le chèvrefeuille était bien reparti sur la nouvelle rambarde en bois et le pilier en fer forgé. Il est exactement comme la première fois que je suis venu.
« Et, sur les plates-bandes, les belles-de-nuit sauvages ont repris toute leur vigueur entre les camélias, tout comme le lantana, avec ses fleurs orange et marron. J’ai dit aux jardiniers de ne pas y toucher. Je préfère que les plates-bandes retrouvent leur aspect sauvage et que la nature reprenne ses droits dans tout le jardin, comme dans mes souvenirs d’autrefois.
« Et puis, je trouve qu’il n’y a pas assez d’intimité dans ce jardin. Surtout aujourd’hui, quand les gens se sont attroupés dans les rues pour voir passer le défilé ou se promener dans leur costume de carnaval, trop de têtes se sont tournées pour regarder la maison à travers la grille. Il faut plus de verdure.
« A ce propos, un incident des plus étranges s’est produit ce soir. Mais je vais commencer par le commencement et raconter cette journée de mardi gras depuis le début.
« Les mille et un Mayfair sont venus tôt car le défilé passe toujours dans Saint Charles Avenue vers 11 heures. Ryan avait pris toutes les dispositions. Il avait prévu un grand buffet de petit déjeuner pour 9 heures, un déjeuner pour midi et, toute la journée, il a fait servir du café et du thé.
« De la galerie d’en haut, j’ai regardé les enfants courir çà et là, jouer sur la pelouse et même se baigner car il a fait vraiment beau. Pour rien au monde je ne m’approcherais de cette piscine mais cela m’a fait plaisir de les voir s’ébattre dans l’eau.
« Je suis ravi de voir que, malgré l’absence de Rowan, tout est possible dans cette maison. Vers 5 heures, lorsque la fête a commencé de perdre son intensité et que des enfants se sont mis à pleurer de fatigue, c’en a été fini de ma quiétude et de la paix de mon esprit. En levant les yeux, j’ai vu Aaron et tante Viv devant moi et j’ai su, avant qu’ils n’ouvrent la bouche, ce qu’ils allaient me dire. Tante Viv voulait marcher jusqu’à l’avenue pour voir passer le dernier défilé. Aaron ne disait rien puis il a suggéré qu’après toutes ces années je pourrais peut-être accompagner ma tante pour démystifier toutes les idées que j’avais accumulées autour de ce fameux défilé de mardi gras. Il a promis de rester tout le temps auprès de moi. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai accepté.
« Vers 6 h 30, je me suis mis en marche lentement vers l’avenue avec Aaron. Tante Viv était devant avec Béa, Ryan et une foule d’autres, et j’ai commencé à entendre le rythme cadencé des tambours. On aurait dit qu’ils accompagnaient une sorcière jusqu’au bûcher où elle allait être brûlée vive.
« Je détestais ce bruit et les lumières des lampions suspendus au-dessus de nous mais je savais qu’Aaron avait raison. Il fallait que j’y aille. Je n’avais pas réellement peur. La haine est une chose et la peur une autre. Malgré cette haine, j’étais parfaitement serein.
« Il n’y avait pas trop de monde car c’était la fin de la journée ; nous avons facilement trouvé à nous asseoir dans l’herbe aplatie par la foule qui l’avait piétinée toute la journée et parsemée de détritus. Je me suis adossé à un pylône de tramway et les premiers chars de la procession sont apparus. Affreux ! Ces monstres en papier mâché descendant lentement l’avenue étaient aussi hideux que dans mon enfance. Je me suis rappelé que mon père m’avait engueulé un jour, quand j’avais sept ans : « Michael, il faut que tu te débarrasses de cette satanée trouille des défilés ! » Il avait raison. A l’époque, j’en avais une peur panique et je me mettais à pleurnicher, ce qui gâchait tout le plaisir de mes parents. Avec l’âge, j’ai réussi à me maîtriser pour ne rien leur montrer.
« Eh bien, qu’avais-je sous les yeux aujourd’hui, tandis que les porteurs de flambeaux avançaient solennellement, avec leurs magnifiques torches à l’odeur épouvantable, et que les tambours du premier orchestre de collégiens se rapprochaient ? Juste un ravissant spectacle, voilà ce que je voyais. D’abord, il y avait bien plus de lumière que dans mes souvenirs puisque les lampadaires de la rue étaient allumés. Et puis, les jeunes garçons et filles qui tapaient sur leurs tambours étaient tout à fait charmants.
« Est alors apparu le char du roi, salué par les acclamations de la foule, avec son trône gigantesque et superbement décoré. Le roi était magnifique avec sa couronne incrustée de pierreries, son masque et sa longue perruque bouclée. Et tout ce velours ! Il saluait les spectateurs avec son sceptre comme s’il avait fait ça toute sa vie !
« Inoffensif, parfaitement inoffensif. Cela ne ressemblait en rien à un morbide défilé précédant une exécution. Soudain, la petite Mona Mayfair m’a tiré par la manche. Elle voulait que je la prenne sur mes épaules car son père était fatigué.
« J’ai eu du mal à la hisser sur mes épaules et à me relever – j’étais convalescent ! – mais j’y suis arrivé et elle a passé son temps à pousser des petits cris d’émerveillement, essayant d’attraper les colliers de perles lancés des chars.
« Les autres chars étaient tout aussi magnifiques. « Comme dans notre enfance » a commenté Béa. Des arbres, des fleurs, des oiseaux découpés dans du papier métallisé de toutes les couleurs. Des hommes masqués et vêtus de costumes en satin lançaient vers les mains tendues des tonnes de colifichets et de babioles.
« Enfin, le dernier char était passé. Mardi gras était terminé. Ryan aida Mona à descendre de mes épaules, lui reprochant de m’avoir importuné, mais j’ai proteste en disant que je m’étais bien amusé.
« Nous sommes rentrés tranquillement, Aaron et moi fermant la marche, puis la fête a repris à la maison, avec Champagne et musique. C’est alors que l’incident s’est produit :
« J’ai fait mon petit tour habituel dans le jardin, appréciant la vue des azalées blanches qui fleurissaient partout, des pétunias et de toutes les plantes annuelles que les jardiniers avaient repiquées. En atteignant le grand lagerstroemia au bout de la pelouse, je me suis aperçu qu’il avait repris : il était couvert de minuscules feuilles vertes. Je suis resté devant quelques minutes en regardant vers First Street, où les derniers badauds rentraient chez eux. J’étais en train de me demander si je pouvais allumer une cigarette sans que personne ne vienne essayer de m’en empêcher quand je me suis rendu compte que je n’en avais pas. Aaron et tante Viv, sur l’ordre des médecins, les avaient jetées.
« J’étais plongé dans mes pensées lorsque j’ai vu passer une femme et son enfant et que celui-ci, m’apercevant sous l’arbre, a pointé un doigt vers moi et dit quelque chose à sa mère sur « l’homme ».
« J’ai eu soudain envie de rire. « J’étais l’homme ! » J’avais pris la place de Lasher ; j’étais devenu l’homme aux cheveux sombres de First Street. J’ai été pris d’un fou rire irrépressible.
« Plus besoin de me demander pourquoi ce salaud disait qu’il m’aimait. Il pouvait ! Il m’a pris mon enfant et ma femme et m’a laissé planté là, dans cet endroit. Il m’a pris ce que j’avais de plus cher au monde et m’a laissé en échange le lieu qu’il hantait autrefois. Je comprends qu’il m’aime !
« Puis une grande tristesse s’est emparée de moi quand je me suis dit qu’après tout il y avait peut-être bien un grand projet derrière tout ça, que je m’étais peut-être trompé depuis le début et que les sorcières étaient bien réelles, et que nous étions tous damnés.
« Mais je ne veux pas y croire.
« Aaron, avec sa passivité et son ouverture d’esprit dogmatique, aura beau prétendre que tout était prévu, même la mort de mon père, et que j’étais destiné à servir d’étalon à Rowan et de père à Lasher, je me refuserai toujours à y croire. Ce n’est pas que je ne veux pas y croire, c’est que je ne peux pas.
« La raison me dit qu’un tel système, dans lequel quelqu’un nous dicte tous nos mouvements, qu’il s’agisse d’un dieu, d’un démon, de notre propre subconscient ou de nos gènes tyranniques, est tout bonnement impossible. La vie ne peut être fondée que sur une combinaison illimitée de choix et de hasards. Et si nous ne pouvons le prouver, nous devons absolument y croire. Nous devons croire que nous pouvons changer, sinon contrôler, et diriger notre destin. Les choses auraient pu se passer autrement. Rowan aurait pu refuser d’aider cette créature et la tuer. Elle est d’ailleurs peut-être en train de le faire. Mais il se peut aussi qu’une fois cette créature devenue humaine, elle ne puisse se résoudre à la détruire.
« Et moi, de mon plein gré, je choisis de rester ici, de l’attendre et de croire en elle. Cette confiance que je lui porte est le point de départ de mon attitude. Je crois dans le libre choix et la force toute-puissante qui nous font nous comporter comme si nous étions les enfants d’un dieu bon et juste, même si un tel être suprême n’existe pas. Et par le libre choix, nous pouvons choisir de faire le bien sur cette terre, même si nous devons tous mourir un jour, sans savoir où ni quand, sans savoir si justice et explications nous attendent.
« Je crois qu’en nous y mettant tous, nous réussirons finalement à créer le paradis sur terre. C’est ce que nous faisons quand nous aimons, nous étreignons, chaque fois que nous cherchons à créer plutôt qu’à détruire, chaque fois que nous plaçons la vie au-dessus de la mort et le naturel au-dessus du surnaturel.
« Et je suppose que je crois, finalement, que nous pouvons parvenir à une certaine tranquillité d’esprit devant les pires horreurs et les pires pertes. Pour cela, nous devons avoir une confiance totale dans les changements, la volonté et le hasard, une foi totale en nous-mêmes qui nous permette de faire ce qu’il faut face à l’adversité.
« Car nous appartiennent la puissance et la gloire puisque nous sommes capables de vues et d’idées qui sont finalement plus fortes et persistantes que nous-mêmes. Tel est mon credo. Et c’est pourquoi je tiens pour bonne mon interprétation de l’histoire des sorcières Mayfair. Elle ne résisterait probablement pas à l’analyse des philosophes du Talamasca et ne figurera jamais dans le dossier Mayfair. Mais c’est ce que je crois, ce qui me fait continuer. Et si je devais mourir tout de suite, je n’aurais pas peur car je ne peux croire que l’horreur et le chaos nous attendent.
« Et si j’avais tort, ce serait d’une ironie renversante. Et tous les revenants de l’enfer pourraient bien être en train de danser dans le salon. Et le diable pourrait exister. Tout serait possible.
« Mais le monde est trop beau pour ça.
« C’est du moins ce qu’il me semble en ce moment. Je suis assis sous le porche, dans le fauteuil à bascule, les bruits de mardi gras se sont éteints depuis longtemps et j’écris à la lueur distante de la lampe du salon derrière moi.
« Seule la bonté dont nous sommes capables est aussi belle que la brise soyeuse qui vient du sud, que l’odeur de la pluie qui commence à tomber, heurtant presque sans bruit les feuilles frémissantes, traversant comme des fils d’argent la toile de l’obscurité environnante.
« Reviens, Rowan. Je t’attends. »
FIN
[1]Le terme anglais rowan tree désigne un arbre qui porte plusieurs noms en français : sorbier commun, sorbier des oiseaux, sorbier des ciseleurs sorbier sauvage, arbre à grives (N.d.T.).